Film : Le samourai
Cette demi-liasse de billets, symbole par excellence du film noir à l'américaine et plus particulièrement d'un contrat à exécuter (la deuxième moitié étant versée après l'accomplissement de celui-ci), le spectateur la découvre à la faveur du tout premier gros plan du film. Et avant même le visage de Costello.
Ce qui est très étonnant d'ailleurs c'est que nous n'aurons aucune indication sur la provenance de ces billets. On pourrait croire logiquement que suite à l'exécution de Martey, Costello va récupérer l'autre moitié de la liasse. Mais il n'en est rien. Car finalement, lorsque l'homme de la passerelle vient chez Costello pour lui donner ce que les commanditaires lui doivent, c'est pour déposer de beaux billets flambant neufs et, de surcroît, entiers :
- Voici le complément indispensable des deux millions d'anciens francs promis pour la mort de Martey.
Alors, quid de ces demi-billets ?
La place de cette demi-liasse dans la narration, sa colorimétrie pour le moins inhabituelle [1], la valeur toute particulière du plan au sein du découpage, en font probablement un des symboles les plus forts de l'engagement d'un homme face à son destin.
Car le demi-objet en question, s'il renvoie inévitablement Costello à sa piètre condition de tueur solitaire (si tu veux le reste de ton argent, fais ce qu'on te dit et fais le bien), fait écho à l'inverse chez Melville, à sa condition très honorable d'ancien résistant (si tu veux être un homme, fais ce qu'on te dit et fais le du mieux que tu peux). En effet, il n'était pas rare durant l'occupation, lorsque deux personnes devaient se rencontrer dans la clandestinité, que chacune d'elle présente l'exacte moitié d'un même billet déchiré afin de les faire se correspondre. La complémentarité exacte des déchirures et la concordance des numéros étant les seuls gages de l'appartenance de chacun à la même Armée secrète. [2]
Le symbolisme chez Melville étant particulièrement présent, on peut donc légitimement se poser la question de la signification de cette demi-liasse. Figure du Yin et du Yang (le noir et blanc) ? Dualité des personnalités qui s'affrontent au sein d'un même personnage (billets déchirés en deux parties) ? Coexistence des cultures américaines et françaises (billets de cinq cents dont on a effacé la devise [3]) ? Abnégation face à l'autorité. Sens de l'honneur et poids de la parole donnée. Droiture. Intégrité. Equité. Des valeurs auxquelles Jean-Pierre Melville semble particulièrement attaché :
« Il était très impressionnant mais très tendre, sans trop le montrer. Extrêmement attachant : ceux qui le détestaient étaient ceux qui ne l'ont jamais connu. Il était inachetable, intraitable, ce qui déplaisait à beaucoup de gens. […] Il s'est imposé au cinéma en faisant exactement ce qu'il voulait. Certains n'aimaient pas son indépendance. […] Jean-Pierre est mort d'angoisse. C'était un homme de parole … »[4]
Et pour Jef Costello, l'argent, seul instrument de sa perte, s'inscrira finalement tout entier dans ses dernières paroles : On m'a payé pour ça.
[1] Comme pour les étiquettes des bouteilles d'Evian, Melville a demandé à son chef décorateur de refaire les billets en noir et blanc pour le début du film. Voir post du 22/12/2016 : Objet #1. Par contre lorsqu'on les revoit plus tard dans le film (lorsque Costello vérifie qu'ils sont bien toujours à leur place, dans la cheminée), ils sont en couleur.
[2] SYMBOLE, subst. masc. Signe, objet matériel ou formule, servant de marque de reconnaissance entre initiés. À l'origine, en son étymologie (σ υ μ-β α ́ λ-λ ε ι ν), le symbole est un objet coupé en deux dont les parties réunies à la suite d'une quête permettent aux détenteurs de se reconnaître (Religions1984). (Définition du CNRTL - Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales)
[3] Sur les billets originaux, le montant CINQ CENTS est suivie de la mention NOUVEAUX FRANCS. Or, sur les billets en noir et blanc qui apparaissent dans le film, cette mention de la devise a été supprimée, comme si Melville avait voulu gommer l'évocation de la nationalité.
[4] Florence Welsch, l'épouse de Jean-Pierre Melville interviewée en 1995 par Denitza Bantcheva (Jean-Pierre Melville de l'oeuvre à l'homme)